6 ONG montent au créneau contre « une campagne qui induit les citoyens en erreur » au sujet de la Finance durable au Luxembourg

Récemment, la Fondation ABBL pour l’éducation financière, la Commission de Surveillance du Secteur Financier (CSSF), l’Association Luxembourgeoise des Fonds d’Investissement (ALFI) et le Ministère de la Protection des consommateurs ont lancé une campagne de sensibilisation nationale sur la finance durable (à voir ici). Une coalition de six organisations de la société civile, composée d’Action Solidarité Tiers Monde (ASTM), etika, Greenpeace Luxembourg, Justice et Paix, SOS Faim Luxembourg et du Cercle de Coopération des ONGD, s’est tout aussitôt montrée critique à l’égard de cette campagne, qui « suscite de fausses attentes et induit les citoyens en erreur », selon un communiqué cosigné.

Danielle Bruck, Responsable plaidoyer de SOS Faim, Martina Holbach, Chargée de campagne chez Greenpeace Luxembourg et Julian Bernstein, Coordinateur chez Etika, nous expliquent leur position face à cette campagne:

Vous portez la voix de six ONG qui montent aujourd’hui au créneau contre cette campagne de sensibilisation à la Finance durable, quelles sont vos revendications?

Tout d’abord il faut préciser que, contrairement à ce que la campagne prétend, il ne s’agit pas d’une campagne de sensibilisation mais plutôt d’une campagne de marketing. En effet, au lieu d’informer la population sur les pièges et les limites des produits financiers prétendument durables, elle les promeut de manière non critique. Elle propose des investissements prétendument durables non seulement comme contribution à la lutte contre la crise climatique, mais également comme contribution à la protection des droits humains. La campagne suscite ainsi de fausses attentes et induit les citoyens en erreur.

À la lumière de l’écoblanchiment en cours dans le secteur financier, l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) a même appelé les régulateurs nationaux à mener des audits pour prévenir ces pratiques. On peut donc se demander si cette campagne de marketing nationale est pertinente à ce stade, d’autant plus qu’elle est menée par un consortium d’acteurs qui ne sont pas désintéressés par les résultats.

Il est surprenant de trouver aux côtés des associations représentant des intérêts privés, la CSSF et le Ministère de la protection des consommateurs dont la participation dans cette campagne constitue un conflit d’intérêts avec leur mission publique.

Il est par ailleurs surprenant de trouver aux côtés des associations représentant des intérêts privés, la CSSF et le Ministère de la protection des consommateurs dont la participation dans cette campagne constitue un conflit d’intérêts avec leur mission publique. Les organisations de la société civile appellent donc les acteurs à revoir cette campagne et à s’investir pour une véritable transition vers une économie durable, y inclus un secteur financier durable, dans le respect des Principes directeurs des Nations Unies en matière des droits humains et entreprises, de l’Accord de Paris et des conventions internationales au niveau environnemental. Dans le cadre du développement d’une finance durable, il ne s’agit pas de créer une niche supplémentaire au niveau du secteur financier mais bien d’entamer une vraie transition de ce secteur au service d’une économie réellement durable.

En quoi cette campagne, dont l’objectif est d’informer le grand public sur les enjeux de la Finance durable, vous apparaît trompeuse pour les consommateurs?

En l’absence d’exigences contraignantes suffisantes concernant l’impact des investissements dits durables sur l’économie réelle, nous mettons en question que les produits financiers « ESG », « verts » ou “durables” réorientent vraiment les flux financiers pour qu’ils aient un effet positif sur l’environnement et la société. Il existe un risque élevé de Green- respectivement Socialwashing, c’est-à-dire prétendre que les investissements ont des conséquences bénéfiques pour le climat et la société, alors que ce n’est pas le cas.

Il existe un risque élevé de Green- respectivement Socialwashing, c’est-à-dire prétendre que les investissements ont des conséquences bénéfiques pour le climat et la société, alors que ce n’est pas le cas.

La campagne promeut ainsi la finance dite durable comme un outil pour investir pour les droits humains, alors qu’on sait que des acteurs comme l’ALFI «s’investissent» surtout pour demander une exclusion absolue des fonds de la directive européenne sur le devoir de vigilance en matière de droits humains, environnement et climat. Pareil pour l’ABBL, qui représente la majorité des banques ainsi que d’autres intermédiaires financiers au Luxembourg, et dont aucune banque membre n’a signé le Pacte national entreprises et droits humains.

Les promoteurs de la campagne donnent d’ailleurs l’impression que l’investissement durable se fait tout simplement en achetant des parts de fonds d’investissement labellisés « ESG » ou des obligations vertes, sociales ou durables. Cette présentation est sérieusement déconnectée de la réalité, car il devient de plus en plus évident et inquiétant que les instruments légaux du plan d’action européen pour la finance durable, en particulier le règlement sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (SFDR) et la taxonomie, ne sont pas à la hauteur de leurs ambitions. Faut-il par exemple rappeler que la taxonomie européenne classe les centrales à gaz fossiles et nucléaires parmi les technologies durables?

Selon vous, il ne s’agit là que de greenwashing?

Étant donné l’état des choses, et vue l’approche non nuancée et non critique qu’adopte cette campagne face à la finance durable on ne peut que conclure qu’il s’agit ici de social- et de greenwashing. Des recherches indépendantes ont par exemple mis en évidence l’exposition de fonds dits « durables » à des activités non durables. Selon une enquête publiée en novembre 2022 par un consortium de médias européens, dont deux médias luxembourgeois, les gestionnaires d’actifs européens continuent d’investir des fonds qualifiés de durables dans des entreprises polluantes utilisant des combustibles fossiles. Cette enquête a passé au crible 838 fonds européens classés comme fonds de l’article 9 (« fonds vert foncé ») par leurs gestionnaires en vertu de la SFDR. Leurs conclusions ont relevé que plus de 40% des fonds de placement les plus verts au Luxembourg continuent d’investir dans les énergies fossiles.

Une enquête mystère réalisée par Greenpeace et menée auprès de six banques luxembourgeoises a également conclu qu’aucun des produits d’investissement recommandés par les banques ne répondait aux exigences minimales en matière de durabilité, en particulier en ce qui concerne la compatibilité avec l’accord de Paris. Certains produits ont été présentés aux clients comme ayant un impact positif sur la protection du climat, alors qu’ils sont loin d’avoir fait leurs preuves.

Qu’attendez-vous concrètement de votre action médiatique?

Les objectifs de notre action sont multiples. D’abord c’est déjà de faire un certain contrepoids à cette campagne de marketing sans nuances et d’alerter les citoyens sur les risques et les enjeux réels qui se présentent aujourd’hui dans le secteur de la finance dite durable ici au Luxembourg.

Nous voulons alerter les citoyens sur les risques et les enjeux réels qui se présentent aujourd’hui dans le secteur de la finance dite durable ici au Luxembourg.

Notre souhait est que cette campagne soit révisée à la lumière des informations que nous présentons, mais aussi que les acteurs publics qui se sont associés à cette campagne aux côtés d’acteurs du secteur privés, réévaluent leur implication dans cette campagne. Un Ministère de la Protection des Consommateurs se doit, comme son nom l’indique, de protéger les citoyens et ne peut donc pas se permettre de prendre part à une campagne de désinformation qui induit en erreur les citoyens. La même chose vaut aussi pour la CSSF, qui dans ses attributions compte également une mission de protection des consommateurs de produits financiers.

En ce qui concerne plus spécifiquement les agences de communication, notre but est aussi d’attirer l’attention au fait que les agences doivent avoir un rôle à jouer pour veiller à ce qu’elles communiquent aux citoyens et comment. Il faut se demander notamment: Peut-on communiquer ‘tout et n’importe quoi’ aux citoyens? Alors que les agences sont loin d’être les premières responsables, elles devraient aussi rester critiques face aux campagnes de communication de ce type.